J'AI CENT-DEUX ANS j'ai cent-deux ans et j'attends j'attends le livreur qui apporte mes repas comme la pitance d'un animal qu'on laisse dans sa cage j'attends parce que je ne vois plus clair j'attends ta visite quotidienne pour couper les légumes les servir pour laver les plats j'attends comme attendent les enfants est-ce pour cela que tu me parles en me rabaissant j'attends parce que parfois tu ne parles même pas parce que parfois tu ne viens même pas j'attends et quand tu reviens tu me trouves toute affaiblie et tu te demandes pourquoi faut-il revoir ton diagnostic faut-il ajuster la médication faut-il évaluer ma condition mentale faut-il me déplacer vers une ressource finale que de questions tu te poses quand tu n'aurais qu'à me servir la soupe d'hier qui attend dans le frigo quand tu n'aurais qu'à me parler de la pluie et du beau temps j'ai cent-deux ans et j'attends j'attends mon enfant ma grande fille qui a fêté ses quatre-vingts elle attend elle aussi elle attend que tu la relèves parce que rendue à l'âge des fatigues à l'âge où la santé va, va pas j'attends que tu écoutes quand elle te parle de nous j'ai cent-deux ans et j'attends j'attends que tu écoutes parce que j'ai connu ta mère la mère de ta mère et celle de ta grand-mère écoute je vais te raconter mon siècle toute la suite des événements qui ont fait notre monde qui ont rendu ton travail possible j'attends mais ma mémoire ma pensée s'étiolent comme les forêts que tu rases pour y couler ton béton mon temps passe tu rends bien celui des détenus mon temps passe je sens bien que je te fais perdre le tien qu'attends-tu sinon de me voir mourir pour me radier de tes listes Pour Marie, pour Marguerite, le 19 octobre 2021